CECI n'est pas EXECUTE Katia Boissevain, Sainte parmi les saints, Sayyda Mannûbiya ou les recompositions culturelles dans la Tunisie contemporaine

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Katia Boissevain, Sainte parmi les saints, Sayyda Mannûbiya ou les recompositions culturelles dans la Tunisie contemporaine

(Mariem Oueslati)

Image1Paris, Maisonneuve & Larose, 2006, 264 p.

L’ouvrage de Katia Boissevain est une reprise de sa thèse de doctorat, fruit d’un travail de terrain de plusieurs années à Tunis et à la Manouba. L’auteur précise dans l’introduction (p. 10) que son intention est double : « d’une part, travailler sur la représentation de la sainteté féminine chez les gens qui rendent visite aux saintes, d’autre part, comprendre, par le biais de l’enquête ethnologique, quels liens se construisent entre l’hagiographie et le rituel. »

Trois grandes parties constituent cet ouvrage. La première s’intéresse aux histoires et légendes de la sainte : une figure belle, rebelle et vengeresse. Mais surtout un type de la sainteté féminine pas comme les autres. En effet, Sayyda Mannûbiya maintient une ambiguïté quant à son comportement avec les hommes puisqu’elle observe le célibat d’une part mais utilise son extrême beauté pour les attirer et les transformer en disciples d’autre part. Elle se distingue aussi en échappant au modèle de l’isolement méditatif des saintes femmes et en se situant plus dans l’action que dans la méditation. Certes elle n’effectue guère de voyage initiatique, à l’instar des saints masculins, mais elle entreprend régulièrement le trajet entre la Manouba et Tunis pour aller suivre l’enseignement de son maître Sidi Belhassen el-Shadhîli à Tunis. Enfin, Sayyda Mannûbiya ne s’inscrit pas dans la continuité de sa communauté, mais au contraire en rupture avec celle-ci : elle punit les gens de son village, après leurs accusations de mauvaises mœurs, en maudissant la Manouba pour plusieurs générations à venir. Cependant la bi-localité de la sainte entre Tunis et la Manouba demeure : en témoignent ses deux sanctuaires encore actifs. Ceux-ci s’inscrivent différemment dans l’espace public : celui de Tunis est bien visible, grâce à une architecture différente des bâtiments environnants,  et une entrée dégagée, celui de la Manouba se découvre, quant à lui, au détour d’une impasse. Les cheikhs des deux sanctuaires n’accèdent pas à leurs responsabilités de la même manière : celui de Tunis est fonctionnaire du culte, nommé par l’État, celui de Manouba se considère comme « fils de la zawyia », ayant hérité ses charges de son père.

Dans la deuxième partie, l’auteur traite des pratiques du culte de Sayyda Mannûbiya. À la bi-localité de la sainte, vient s’ajouter un culte à deux visages : d’une part un rituel soufi masculin, ou dhikr, qui s’inscrit dans une obédience confrérique shadhilîte, d’autre part des transes de possession féminines lors de hadhras animées par des musiciennes. « À un lien individuel entre soi-même et Dieu à l’occasion du dhikr, répond un lien interindividuel à l’occasion des hadhras, avec une part plus grande faite à la société (p. 156) ». En partant du décor des lieux, au déroulement de la transe, en s’attachant aux habits des participantes, aux discours de celles-ci, et jusqu’aux relations qui se tissent entre elles, la description dense montre bien l’importance de la zawyia à Tunis ou à la Manouba comme lieu de sociabilité féminine. . La hadhra devient alors une occasion pour sortir de chez soi et mettre de côté, ne serait-ce qu’un moment, les responsabilités ménagères de ces mères, ou encore une opportunité pour certaines jeunes filles de se faire repérer par un futur mari sur le chemin du sanctuaire. Pour ce qui concerne les hommes, les cérémonies chez Sayyda Mannûbiya perpétuent aujourd’hui un lien concret entre celle-ci et Sidi Belhassen el-Shadhîli. Les hommes y pratiquent un rituel de dhikr shadhilîte presque toute l’année, cette régularité étant interrompue en été pendant les quatorze semaines de commémoration du séjour du maître qui a lieu à la zawiya même de sidi Belhassen. Les cérémonies aux sanctuaires de la Sayyda sont donc soumises au calendrier shadhilîte.

Le culte de Sayyda Mannûbiya est lié par ailleurs à d’autres saints de Tunis. Dans la troisième partie de son ouvrage, l’auteur met en relation la sainte et la ville. Les visiteuses de la Sayyda circulent en effet d’une zawyia à l’autre au gré des jours de la semaine et multiplient ainsi leurs occasions de « visites pieuses », ce qui nous permet de penser que, dans l’entreprise de ces femmes, la part du social pèse plus que celle du spirituel. La sainte investit aussi la ville en s’invitant dans des espaces privés sacralisés le temps d’une hadhra « à domicile ». Pour des raisons de confort, d’hygiène et très probablement pour pouvoir sélectionner les personnes présentes, des familles aisées des quartiers huppés de Tunis organisent des hadhras chez elles, invitent familles et amis et, idéalement, réitèrent le rituel du sacrifice de bœuf pour l’offrir par la suite aux invités avec du couscous. Le culte de la Sayyda n’est donc pas l’apanage d’une classe sociale prédéfinie, et il s’exerce même au-delà de ses deux localités traditionnelles de Tunis et de la Manouba mais seulement en forme de hadhra. Selon Katia Boissevain, si le culte de Sayyda Mannûbiya a perduré malgré l’absence de disciples ou de descendants propres de la sainte, c’est bien grâce à une complémentarité entre sa relation avec les djinns et la possession et sa filiation confrérique à un saint homme amenant en ses sanctuaires une forme d’élévation spirituelle lors du rituel de dhikr.

Ce livre offre une description détaillée des sanctuaires de Sayyda Mannûbiya ainsi que des scènes de transes féminines s’y déroulant. Il éclaire sur la place que garde l’Islam confrérique aujourd’hui encore au Maghreb.

Mariem OUESLATI

Doctorante, CHSIM/EHESS

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