CECI n'est pas EXECUTE Alban Bensa et Didier Fassin, Les politiques de l’enquête : Épreuves ethnographiques

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Alban Bensa et Didier Fassin, Les politiques de l’enquête : Épreuves ethnographiques

(Eugenia Carrara)

Paris, La Découverte, 2008

Image1 « S’il fut jamais un temps où l’ethnographie allait de soi, tel n’est certainement plus le cas aujourd’hui ». C’est ainsi que Didier Fassin introduit cet ouvrage visant à faire sortir de l’ombre toute une partie du métier de l’ethnologue qui, souvent, au nom d’un besoin de « scientificité », a été cantonnée aux annexes ou aux notes de bas de page – pour ne pas dire complètement effacée des recherches en France. S’il fut une époque où l’ethnologue pouvait se permettre de négliger de s’interroger sur sa place et sa légitimité sur son terrain en présentant ses analyses comme le résultat ‘objectif’ d’une recherche, ce ne serait désormais plus le cas.

Ce positionnement semble bien développé outre-Atlantique. Cependant la réflexivité des ethnologues anglophones a été fortement critiquée par leurs collègues français qui souvent l’ont considérée excessivement égocentrée. Ainsi, pour dépasser cette approche et introduire une spécificité « française », les chercheurs de cet ouvrage collectif ont mis en exergue que, pour eux, « la réflexivité n’a de sens que si elle nous éclaire davantage sur les indigènes que sur l’ethnologue » (p. 54).

Ancré sur cette démarche, le volume est le fruit d’un atelier de doctorants, organisé par D. Fassin et A. Bensa visant à une réflexion collective à partir des interrogations nées de leurs terrains respectifs. Dès l’introduction, et prenant appui sur ces expériences, D. Fassin fait le constat qu’aujourd’hui l’élaboration d’une enquête ethnographique produit plus de résistances face à l’enquêteur qu’au temps des premiers ethnologues. Ainsi, face au déclin de «l’autorité ethnographique1 » le livre tente, comme le sous-titre le spécifie, de mettre en lumière les « épreuves ethnographiques » auxquelles les chercheurs ont dû faire face (et dont l’analyse les a aidés a mieux comprendre les objets auxquels ils s’intéressent).

Pour ce faire, l’ouvrage plonge le lecteur dans une série d’enquêtes empiriques qui mélangent des recherches auparavant classées selon la distinction classique sociologie/anthropologie et démontre que la frontière entre ces deux disciplines est aujourd’hui dépassée. La richesse et la diversité géographique des enquêtes soulève une question : si on parle de travail ethnologique, il serait salutaire de réunir sociologie et anthropologie pour faire avancer la réflexion. De la sorte, et, vu la similitude des contraintes et questions auxquelles elles sont soumises, l’ouvrage invite, en suivant la ligne de P. Bourdieu, à abolir la distinction entre anthropologues et sociologues et plaide pour une vraie coopération entre ethnologues, quelque soit leur type de terrain.

Dans cette perspective, les chercheurs proposent aux lecteurs une division du volume en trois parties, chacune correspondant à une échelle différente des « politiques» de l’enquête. De ce fait, les six premiers articles, regroupés sous un chapitre intitulé « le chercheur à l’épreuve », sont consacrés davantage à la relation d’enquête : la distance enquêteur/enquêtés et les différentes identités attribuées à l’ethnologue.

Globalement, cette partie met en exergue l’importance de l’analyse des différentes places occupées par l’ethnologue au cours de son enquête pour approfondir la compréhension de « ce qui est dit ». Il s’agit de replacer les récits dans le contexte d’énonciation pour analyser les processus d’intersubjectivation dans les interactions : il n’y a pas de « parole neutre », la parole circule et informe différemment selon les personnes qu’elle lie, elle n’est pas indissociable du statut de celui ou de celle qui la profère, souligne A. Bensa (p. 27 et 325). Marieke Blondet par exemple analyse les difficultés d’accès au terrain, inattendues, qu’elle a rencontrées chez les Samoa : elles seraient liées au fait d’être une femme (p. 59). La chercheuse met en exergue et analyse le genre de l’ethnologue pour mieux saisir les situations auxquelles elle a pu être confrontée.

D’autres questions (« comment est-on perçu dans le terrain ? » ; « pourquoi la demande de parole trouve-t-elle une offre de parole ? ») trouvent réponse dans la suite du chapitre. Dans ce sens, Martina Avanza, propose d’objectiver sa position au sein de ‘La Ligue du Nord’, le mouvement politique xénophobe italien qu’elle étudie (p. 41). Pourquoi lui fut-il facile de gagner la sympathie de ceux dont les idées lui répugnaient ? En analysant son identité sur le terrain, elle découvre qu’elle a été prise comme « l’ethnologue de service » – dans un sens ethniciste – venant donner une certaine reconnaissance/légitimité au parti en tant que groupe, et donc à ses propos.

Dans cette partie de l’ouvrage, on retiendra la contribution d’Alban Bensa, qui, au delà du questionnement sur la relation d’enquête, propose une vision générale de la démarche ethnographique. Il se livre ainsi à une vision rétrospective de son travail parmi les Kanaks en Nouvelle Calédonie : le chercheur a ressenti le besoin de rester longtemps sur le terrain, de parvenir à une bonne maitrise de la langue locale et n’a pas hésité à s’engager. Se positionnant explicitement contre les analyses structuralistes et leur recherche des « schémas constants », Bensa propose une « ethnographie des individus» (p. 324). Celle-ci consiste à rester sensible aux particularités et aux évolutions du local, suivant la même ligne de pensée que dans La fin de l’exotisme2 (2006) où il a développé une approche plus micrographique et historicisée des situations, contre une analyse holiste des groupes humains. « Nulle part des vérités, ou identités kanaks ou kabyles, mais de l’histoire du local et du relatif à décrypter sans cesse » (p. 28).

Dans la deuxième partie, « l’enquête comme dispositif », l’accent est plus particulièrement mis sur les enjeux éthiques dans la construction du dispositif d’enquête et sur le « retour » de la recherche aux enquêtés. Tandis que beaucoup de ces questions sont, dans d’autres pays, réglés par des comités, dans le cas français, les questions éthiques sont laissées à la responsabilité de l’ethnologue. À cet égard, Bastien Bosa (205) propose une réflexion, tirée de son expérience chez les aborigènes d’Australie, sur les problèmes et les décalages qu’il a rencontrés entre le protocole éthique australien de recherche et la pratique ethnographique. Il met ainsi en lumière les dilemmes et les faiblesses engendrés par l’instauration d’un code éthique standardisé. Les autres articles nous proposent des réflexions, hors du cadre normatif d’un comité, susceptibles de se poser aux ethnologues à l’heure actuelle. Si, auparavant, les résultats de l’enquêté restaient majoritairement cantonnées au monde académique, ce n’est plus aujourd’hui le cas. Les publications sont susceptibles d’être lues par les enquêtés, et les retours, comme le souligne la contribution de Carolina Kobelinsky (p. 185) peuvent être blessants. C’est sur cette question que se penchent Béliard et Eideliman. Les chercheurs ont travaillé sur la prise en charge des personnes handicapées à l’intérieur des familles, de ce fait ils se sont entretenus avec plusieurs membres de ces familles où des conflits latents se sont révélés. Dans ce cas, comment publier leurs conclusions sans prendre le risque des rendre ces conflits explicites ? À ce problème récurrent lorsqu’on travaille dans un milieu d’interconnaissance, les auteurs proposent des techniques au cas par cas tenant compte des enjeux spécifiques de chaque enquête. Pour la leur, ils proposent des techniques « d’harmonisation » des résultats qui consistent non seulement à anonymiser les enquêtes mais aussi à brouiller les monographies de façon à ce que les enquêtés ne puissent pas se reconnaître. Cette technique que les ethnologues devront sûrement devoir mobiliser suscite toute une série de questions quant à la validation, voire la continuité des recherches : Comment et où archiver les monographiques non brouillées pour qu’elles soient mobilisables dans des recherches ultérieures ? Comment standardiser la technique sans pervertir les résultats tirés ?

Dans la troisième et dernière partie, intitulée « l’ethnographie en question », les chercheurs se penchent sur des situations de résistance des enquêtés face à l’enquêteur. Si, dans un passé aux couleurs coloniales, l’anthropologue trouvait plus de facilités à s’implanter sur ‘le terrain’ à sa guise, aujourd’hui, ceux qu’il prétend étudier peuvent s’exprimer publiquement et revendiquer des droits, y compris de censure sur les connaissances produites à leur égard, comme le souligne D. Fassin (p. 301). Ainsi la relation d’enquête glisse d’une relation d’imposition à une relation où la légitimité de la présence sur place de l’ethnologue se joue dans une négociation. Émergent ainsi des situations où l’ethnologue est rejeté (Di Trani p. 245 ; Lézé p. 261) et/ou le résultat de ces observations est réfuté ou entre en conflit par/avec ceux qu’il étudie, ou par/avec des ethnologues locaux (D. Fassin, p. 299). Tel est le cas de Fanny Chabrol (p. 229), qui, face à un terrain surinvesti par les anthropologues (un centre pour l’accès aux traitements antirétroviraux des personnes affectées par le VIH à Botswana), doit ruser pour légitimer sa présence sur place. Natacha Gagné (p. 277) analyse les enjeux de pouvoir du savoir ethnologique. À partir de son terrain chez les Maaoris (Nouvelle Zélande), la chercheuse analyse le refus de certains Maaoris d’un concept qu’elle propose lors d’une présentation de ces travaux : il a été perçu comme pouvant menacer les luttes et positions des certains acteurs maaoris.

Ces contributions nous rappellent le rôle joué par les ethnologues et laissent entrevoir l’héritage d’une anthropologie fort liée avec la domination coloniale, comme le remarque D. Fassin : « le travail anthropologique s’inscrit dans les rapports de savoir et de pouvoir qui ont une histoire » (p. 318). Les conséquences du passé doivent être affrontées et analysées pour pouvoir de la sorte tirer des enseignements, tâche que l’ouvrage excelle à accomplir. Le processus de décolonisation de la recherche (Tuhiwai Smith 19993) induit des enjeux de pouvoir sur la légitimité du savoir anthropologique produit par des ethnologues locaux. Dans les conflits pour l’autorité de parole et de connaissance, les chercheurs locaux revendiquent parfois une plus grande légitimité que les chercheurs étrangers. À cet égard la contribution de D. Fassin souligne l’importance de garder une multiplicité de regards, vu que les responsabilités des chercheurs sont différentes selon leur positionnement en tant qu’étranger ou autochtone. Ainsi, à travers l’expérience d’une collaboration avec une équipe de chercheurs sud-africains, il montre que la production des connaissances est liée au degré d’implication du chercheur dans les luttes et rapports aux pouvoirs locaux. D. Fassin propose donc un dialogue entre chercheurs qui intégrerait critiques des uns et propositions des autres.

Les transformations des sociétés viennent se greffer à la transformation de la pratique ethnographique. Si chacun des 15 articles se recentre sur une des trois thématiques exposées, l’ouvrage est tout d’abord une réflexion sur les « politiques de l’enquête », c’est à dire sur la dynamique des relations du pouvoir, de la négociation et la relation ethnographique qui s’instaure entre enquêtés et enquêteurs dans les recherches contemporaines. L’élucidation du rapport subjectif à l’enquête, plutôt que de présupposer un ethnographe héros, nous fait saisir les difficultés, les ambigüités et les rapports de force entre les acteurs : enquêteur/enquêté, chercheur local/étranger. « Les conditions de production du savoir anthropologique ne sont pas dissociables de ce savoir lui-même » (Bensa, p. 323) et leur présentation dans la publication de la recherche est nécessaire dès lors qu’on veut saisir la signification des matériaux obtenus.

L’intérêt de l’ouvrage réside dans le fait qu’il permet de dégager les nouveaux défis et questions de la pratique ethnographique et de son utilité. La réponse à la question du collectif est claire : dans un contexte ou l’ethnologue est invité comme expert à donner son avis, il doit répondre d’une manière réflexive et engagée. L’ouvrage est une invitation au développement d’une nouvelle démarche ethnographique, qui a comme fondement la réflexion éthique, empathique et l’engagement politique vis à vis de son objet4

Eugenia Carrara (ENS/EHESS)

Notes

1 Paul Rabinow, Reflections on Fieldwork in Morocco, , Berkeley, University of California Press, 1977.
2 A. Bensa, La fin de l’exotisme, Paris, Anacharsis, 2006.
3 L. Tuhiwai Smith, Decolonizing methodologies: Research and indigenous Peoples, London, Zed Book, 1999.
4 Comme lecture complémentaire, on peut recommander Stéphane Beaud et F. Weber, Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 1997.

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