CECI n'est pas EXECUTE François Pouillon (éd.) avec Alain Messaoudi, Dietrich Rauchenberger et Oumelbanine Zhiri, Léon l’Africain

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François Pouillon (éd.) avec Alain Messaoudi, Dietrich Rauchenberger et Oumelbanine Zhiri, Léon l’Africain

(Sylvette Larzul)

IISMM/Karthala, 2009, 400 p.

Image1L’ouvrage est issu des travaux d’un colloque qui a réuni à Paris, du 22 au 24 mai 2003, à côté des principaux spécialistes de Léon l’Africain et de sa postérité, des anthropologues du Maghreb, des historiens du Maroc et des africanistes. A la suite du succès rencontré par la biographie romancée d’Amin Maalouf parue en 1986, un intérêt nouveau s’est manifesté pour un personnage mal connu dont l’œuvre a constitué près de trois siècles durant en Europe une source majeure de la connaissance du Maghreb et de l’Afrique sahélienne du XVIe siècle. Cependant si les travaux savants se sont multipliés au cours des dernières années, ils ne présentent nullement une image concordante d’un Jean-Léon/Hassan al-Wazzân passé de Grenade à Fez puis à Rome et parallèlement de l’islam au christianisme, mais dont on ne connaît en vérité que peu de choses. Ainsi alors qu’Oumelbanine Zhiri fait  de Léon un savant et un disciple d’Ibn Khaldoun (« Lecteur d’Ibn Khaldoun. Le drame de la décadence », p. 211-236), Natalie Zemon Davis (Trickster Travels. In search of Leo Africanus, a Sixteenth-Century Muslim between Worlds, 20061) voit surtout en lui un voyageur et « faiseur de tours », à l’instar de l’oiseau amphibie dont il raconte lui-même l’histoire au début de sa Description de l’Afrique (« Le conte de l’amphibie et les ruses d’al-Hasan al-Wazzân », p. 311-324). Outre qu’il exprime de sévères réserves sur la qualification de trickster appliqué à Léon, Dietrich Rauchenberger (Johannes Leo der Afriknar, 1999) regrette le peu de productivité  de la méthode suivie par Natalie Davis dans l’ouvrage qu’elle a consacré à Léon l’Africain : fondant son étude sur les sources les plus variées, elle ne parviendrait qu’à cerner un type, celui de l’étranger dans la Rome de la Renaissance, mais non une individualité (« Note sur les Trickster Travels de Natalie Davis »2, p. 325-332).

A l’inverse, refusant « l’illusion biographique » comme il l’indique dans son introduction, Français Pouillon entend éclairer l’homme uniquement par l’œuvre - dans le cas de Léon pratiquement la seule source de connaissance directe sur le personnage. Une utile mise au point sur la question du texte dont n’existe pas d’original dûment authentifié est réalisée par Dietrich Rauchenberger. Comme il relève des discordances sensibles entre la Descrittione dell’Africa, l’édition imprimée de 1550 due à Ramusio dont dérivent presque toutes les publications postérieures, et le manuscrit de la Cosmographia, daté de 1526 et redécouvert en 1931, l’érudit plaide pour l’établissement d’une nouvelle édition fondée sur ce dernier texte qu’il considère comme la version probablement la plus ancienne et certainement la « plus proche de Jean-Léon » (« Le manuscrit de 1526 et les cérémonies de mariage à Fès », p. 147-183). Conformément au choix épistémologique de l’éditeur, la première partie de l’ouvrage, intitulée « Léon et son temps : utilité de la Description », réunit une série d’études adossées sur les textes et portant sur différents thèmes. Prises séparément, celles-ci informent sur une partie ou un aspect de l’œuvre ; or, envisagées comme un tout elles  renseignent sur l’auteur et montrent à quel point son savoir et ses modes de pensée s’ancrent dans la culture arabo-musulmane. Ainsi François-Xavier Fauvelle-Aymar et Bertrand Hirtch (« Le ‘pays des Noirs’ selon Léon l’Africain », p.83-102)  font apparaître que les méthodes de découpage de l’espace africain de Léon et sa présentation ordonnée des royaumes sahéliens sont informées par la tradition idrisienne.  S’intéressant au «  Maghreb préislamique dans la Descrittione dell’Africa » (p. 127-146), Federico Cresti conclut que Jean-Léon tire l’essentiel de sa connaissance de l’historiographie arabe et que la littérature grecque et latine et les écrits européens n’ont rien apporté ou presque à son texte. Quant à Jocelyne Dakhlia (« Jean-Léon et les femmes. Quand l’adultère fait l’histoire », p. 185 -209), elle affirme que dans le traitement du thème de l’adultère, les lieux communs de l’historiographie islamique demeurent absolument prégnants. Si ces études conduisent à voir en Léon un lettré musulman patenté, elles ne réduisent pas pour autant son rôle à celui d’un simple compilateur. Elles mentionnent en effet que l’auteur insère parfois à l’intérieur d’un savoir canonique une part d’information nouvelle, tirée de ses propres expériences et observations ou des témoignages plus ou moins directs qu’il a pu recueillir. Ces études font aussi apparaître chez Léon l’émergence d’autres facettes manifestement influencées par son séjour à Rome. Ainsi Ahmad Boucharb,  analysant « La conquête ibérique du littoral marocain d’après la Description » (p. 67-81), fait ressortir qu’ ayant été témoin oculaire des événements et écrivant dans des conditions différentes de celles de ses contemporains musulmans, Léon fournit sur un ton plus ou moins neutre une information bien supérieure à ces derniers dont le discours reste marqué par l’esprit de jihâd. Frederico Cristi  débusque chez Léon un goût affirmé pour l’étymologie des toponymes et une attention aux vestiges matériels préislamiques beaucoup plus grande que chez aucun des savants musulmans. Jocelyne Dakhlia repère aussi  dans la Description certains clichés occidentaux en cours de formation.

La seconde partie de l’ouvrage, « Reprises, relectures, réemplois : des identités posthumes », s’intéresse à la réception de l’œuvre. Elle appelle comme la première à une lecture cumulative des différents textes. On voit ainsi Léon apparaître, s’éclipser, adopter des  identités changeantes selon les époques, autant de mutations que suscitent un personnage évanescent et une œuvre originale insaisissable. Si, dès le XVIe siècle, la Description est largement diffusée, sa paternité n’en est pas toujours reconnue. Fernando Rodriguez Mediano (« Luis del Mármol lecteur de Léon », p. 239-267) indique que la Descripción General de Africa de Mármol tirée pour l’essentiel du texte de Léon ne mentionne qu’une seule fois son nom : au moment où s’affirme la volonté impériale de la monarchie hispanique, Mármol fournit une somme de la connaissance de l’Islam clairement inscrite dans la traditionnelle perspective d’affrontement. Quand s’impose le statut d’auteur, la Description recouvre le sien. Le jeune Massignon, qui fit en 1906 un « commentaire » du texte dans un esprit positiviste, s’en tint aux éléments biographiques qui y figurent (Daniel Nordman, « Le Maroc dans les premières années du XVIe siècle. Tableau géographique d’après Louis Massignon », p. 289-309). Mais tel n’est pas toujours le cas, comme le montre Alain Roussillon (« Une lecture réformiste de Leo Africanus », p. 333-348) en analysant comment en 1935 Muhammad al-Hajwî fit de Léon, pour lui toujours demeuré dans la foi musulmane, un parfait lettré marocain ayant contribué par son savoir à la Renaissance européenne, pareille figure légitimant la transmission en retour de la science européenne vers le Maroc au début du XXe siècle.

Le Léon l’Africain édité par François Pouillon réussit la gageure de tirer des seuls textes de la Description et de ses relectures beaucoup plus de certitudes sur l’identité du personnage que ce qu’en avaient dit jusqu’ici bien des études gorgées de conjectures. Loin de toute tentation d’histoire romancée, c’est incontestablement de la belle ouvrage.

Sylvette Larzul

Notes

1 L’ouvrage a été traduit en français  sous le titre Léon l’Africain, un voyageur entre deux mondes (Paris, Payot, 2007).
2 Ce texte est précédemment paru dans Studia Islamica, 102-103, 2006, p. 244-249.

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