CECI n'est pas EXECUTE Jean-Loup Amselle, L’occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes1.

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Jean-Loup Amselle, L’occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes1.

(Alain Messaoudi)

Image1Paris, Stock, 2008.

Cet essai a l’avantage de présenter sous une forme aisément accessible au public francophone l’œuvre d’auteurs « postcoloniaux », africains, indiens ou américains, dont il présente les ouvrages (le plus souvent publiés en anglais) sous une forme abrégée et claire. Composé de neuf chapitres pouvant être lus séparément (certains ont paru précédemment sous forme d’articles), il trouve son unité dans une réflexion sur les questions que posent les études postcoloniales et les risques d’essentialisme ou de fondamentalisme qu’elles peuvent receler en concevant les cultures comme des entités fermées sur elles-mêmes.

L’ouvrage expose les origines intellectuelles des Subalterns Studies et les replace dans le cadre d’une histoire culturelle générale. Il souligne ainsi l’importance de la figure de Sartre, médiateur de Heidegger dont la critique de la technique et le primitivisme ont inspiré de nombreux auteurs postcoloniaux convoquant phénoménologie et herméneutique pour s’opposer à un universalisme abstrait. Il examine de façon critique les apports de Derrida, Foucault, Deleuze, auteurs phares de la French Theory dont se sont nourries les Postcolonial Studies (chap. 1), en même temps que les formes prises par cette contestation de la philosophie politique occidentale dans le domaine de l’art (chap. 2). Il fait une place au renouveau de pensée juive, avec, à la suite de Franz Rosenzweig et de Léo Strauss, les figures d’Emmanuel Lévinas (qui engage à « être pour autrui » plutôt que « pour la mort » et à rompre avec la circularité d’Ulysse pour adopter le parcours d’Abraham quittant à jamais sa patrie) et de Benny Levy (dont J.-L. Amselle souligne la dimension prophétique ou messianique). De façon intéressante, l’auteur met ce renouveau en rapport avec le développement des études postcoloniales, inscrivant de façon convaincante son propre parcours dans le champ de l’observation (chap. 3). J.-L. Amselle ne se présente pas pour autant comme un penseur postcolonial, comme Derrida a voulu l’être. La position des intellectuels juifs vis-à-vis de l’Occident, à la fois d’extranéité et d’identité, ne serait pas équivalente à celle des Africains, des Indiens, dont l’extranéité serait plus nette. Il insiste sur la nécessité de prendre en compte une dimension historique qui interdit de penser les différentes cultures comme des espaces fermés sur eux-mêmes, y compris dans le passé, et souligne le caractère artificiel d’une représentation des cultures comme des entités étrangères les unes aux autres. Il relève le défi d’une étude englobant le phénomène des Postcolonial Studies à l’échelle mondiale, en prenant en considération des travaux postcoloniaux élaborés dans trois « espaces culturels » distincts (l’Afrique noire, l’Inde et l’Amérique latine) bien qu’entretenant des relations « tricontinentales » sud-sud (ou via les universités du nord où nombre d’auteurs originaires des « sud » exercent), qu’il présente avec leur historicité particulière. Plutôt que des généralités globalisantes et théoriques, J.-L. Amselle fait en effet le choix d’une présentation concrète des plusieurs générations de chercheurs. Ainsi pour ceux qui ont participé à l’œuvre du Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (Codesria) fondé à Dakar en 1973 (chap. 4). À travers une série de notices biographiques parmi lesquelles celles d’Archie Mafeje (1937-2007), du controversé Achille Mbembe (né en 1957) et de Mamadou Diouf, J.-L. Amselle montre comment les chercheurs africains qui y ont été recrutés ont travaillé à définir un paradigme spécifique dans les sciences sociales, malgré les clivages entre anglophones et francophones et l’opposition entre ceux qui donnent la primauté aux savoirs oraux et ceux qui, parfois inspirés par Derrida, insistent sur l’importance des savoirs scripturaires. L’intérêt du Codesria pour les Subaltern Studies développées en Inde et l’organisation du Sephis (South-South Exchange Program for Research on the History of Development) manifestent un souci partagé de « décoloniser » l’histoire (chap. 5). Les principales figures indiennes des Subaltern Studies font à leur tour l’objet d’une présentation détaillée et critique. J.-L. Amselle met en avant un danger d’essentialisation chez Ranajit Guha (né en 1922), qui tendrait à rejoindre l’ethnologie la plus figée en présentant la culture indienne comme pétrifiée à l’intérieur du système des castes, aussi bien que chez Partha Chatterjee ou Gayatri Chakravorty Spivak, qui font l’éloge du fragment au risque d’abandonner toute perspective marxiste, ou que chez Ashis Nandy (chap. 6, complété par une série d’entretiens de chercheurs en poste au Centre for studies in social sciences de Kolkata ou à Delhi publiés en annexe). À travers les espaces emblématiques que sont le Chiapas et la cordillère des Andes, J.-L. Amselle étudie ensuite la réaffirmation de l’indianité en Amérique du sud, sa dimension politique et les débats qu’elle a suscités, en particulier en Bolivie après l’élection d’Evo Morales à la présidence de la République en 2005, autour du Taller de historia oral andina (THOA) et de la figure de l’historienne Silvia Rivera Cusicanqui (chap. 7, complété par divers entretiens sur la question du fondamentalisme aymara publiés en annexe). Il revient enfin sur une des références majeures des Postcolonial Studies : Antonio Gramsci. J.-L. Amselle analyse la façon dont, du fait d’une conception de la culture comme processus social total qui permet de lui réattribuer une place centrale dans la pensée marxiste, Gramsci a inspiré les travaux du Centre for Contemporary Cultural Studies de Birmingham (dirigé par Richard Hoggart puis Stuart Hall) aussi bien que l’ethnologie italienne (chap. 8). Le dernier chapitre sur la « fracture coloniale » en France, écrit à la suite des émeutes des banlieues en novembre 2005, est sans doute moins neuf pour le public francophone. Il conclut sur l’aporie d’un débat opposant défenseurs d’une république « métaphysique » et ses contempteurs n’y voyant qu’une fiction. La conclusion générale de l’essai met en garde contre des affirmations identitaires d’autant plus affirmées qu’elles sont souvent prononcées dans un contexte diasporique, en particulier à partir d’universités nord-américaines valorisant le multiculturalisme. Elles feraient paradoxalement le jeu de la puissance américaine, en adoptant une grille d’interprétation culturaliste qui n’a plus rien de marxiste, et en confirmant une prophétie auto-réalisatrice du choc des civilisations qui fait fi de l’histoire.

Notes

1 Merci à la revue Ibla de l’Institut des Belles Lettres Arabes de Tunis, http://www.iblatunis.org/, pour avoir autorisé la publication en ligne de ce compte rendu.

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