Publications | Comptes rendus d'ouvrages
Benoît de L’estoile, Le Goût des Autres, de l’Exposition coloniale aux Arts premiers,(Jean-Gabriel Leturcq)
Paris, Flammarion, 2007, 454 p.
Du succès de l’exposition coloniale de 1931 à celui du musée du Quai Branly, Benoît de l’Estoile s’attaque à un des mythes contemporains des plus diffus : le mythe des Autres1.
L’anthropologue choisit le musée comme lieu privilégié d’observation des représentations collectives, savantes et profanes de l’altérité. Car le musée procède d’une mise en ordre, mise en scène, mise en forme du monde. Dans cet essai remarquablement documenté2, il montre que la « mise en musée du monde en dit plus sur la cosmologie occidentale que sur les société qu’il est censé représenter » (p.416). Quel est alors le sens d’un musée des Autres dans un monde post-colonial où se redéfinissent les frontières entre le Nous et les Autres ?
L’ouvrage est divisé en deux parties qui explorent deux périodes distinctes de construction et d’appropriation de l’altérité : l’entre-deux-guerres et la période contemporaine. Dans la première partie, Benoît de L’Estoile montre comment l’ethnographie s’impose comme discipline sur fond de colonialisme autour des personnalités comme Claude Lévi-Strauss, Michel Leiris, Marcel Griaule ou Paul Rivet. Avec ses 32 millions de visiteurs, L’Exposition coloniale de 1931 apparaît comme le premier succès populaire de présentation du monde en miniature et comme programmatique des (re)présentations ultérieures (chapitre 1). L’auteur démontre que l’Exposition donne sens à la présentation des Autres chez Soi par la mise en place de trois types de mise en récit de l’altérité (p. 40). À coté du discours évolutionniste, principal support de la conception de la colonisation comme mission civilisatrice, émerge un discours différentialiste, tenu par des hommes comme Lyautey, l’un des concepteurs de l’Exposition coloniale célébrant la diversité des races et des peuples de l’Empire français. Aux deux premiers discours, intimement liés à un projet politique de l’Empire français, s’ajoute le discours primitiviste, lié à l’appréciation esthétique de l’art nègre par l’avant-garde intellectuelle et artistique. Par inversion du discours évolutionniste, la « sauvagerie » devient de « l’originel » et les objets deviennent art. Égratignant au passage quelques idées reçues, Benoît de L’Estoile montre tout au long de son essai que ces récits s’entrecroisent et coexistent, dominant tour à tour le paysage intellectuel, jusqu’à la création du Musée du quai Branly.
Dans une histoire originale du musée de l’Homme (chapitres 2 à 5), l’anthropologue montre les rapports entre politique, science et musée. À partir de sa création en 1938, le Musée de l’Homme, à travers son laboratoire d’ethnographie, entend exercer le monopole du discours savant sur les cultures exotiques. C’est là qu’émerge le paradigme de l’enquête de terrain associé à celui des collectes extensives d’objets lors des grandes expéditions comme celle de Griaule, Dakar-Djibouti – rendue ironiquement célèbre par l’Afrique Fantôme de Leiris. Les salles du musée apparaissent comme une mise sous vitrines du monde, vitrines de l’utopie d’universalisme encyclopédique de l’ethnographie. La présentation de Georges-Henri Rivière, moderne, pédagogique et attrayante, participait de cette « mise en ordre » du monde. C’est pourtant en ne réussissant pas à adapter sa « mise en scène » à l’évolution des attentes du public que le musée de l’Homme tombe en obsolescence. Son anachronisme devient un argument, en forme de repoussoir, pour la création du nouveau musée du quai Branly.
Dans la deuxième partie, « Le musée des Autres : entre mythe et histoire », Benoît de L’Estoile s’attaque à deux mythes contemporains qui président à la création du musée du quai Branly : « Arts premiers » (chapitre 7) et « Peuples premiers » (chapitre 8). Il décrit le processus de transformation des musées d’ethnographie en musées d’art, dont les ethnologues sont exclus. Avec la résurgence du discours primitiviste, les objets ethnographiques deviennent des œuvres d’art, coupées de tout référents culturels et définies par des valeurs esthétiques, économiques et morales. Car, rappelle l’auteur, le mythe corrélatif des « Peuples premiers » renvoie à celui de l’authenticité et au devoir de conservation de la diversité culturelle (p. 309), la bonne conscience de l’Occident. L’anthropologue montre les enjeux des processus de réappropriation par les représentants des dits « peuples premiers » (chapitre 9). Par un effet de retour, les œuvres d’art redeviennent des objets catalyseurs d’identité(s). C’est le paradoxe du musée des Autres : leurs objets intégrés aux collections nationales sont devenus des objets du Nous. Benoît de L’Estoile propose alors une voie médiane : des « musées de la mise en relation » (chapitre 10), « centrés non sur l’altérité mais sur les relations entre nous et les autres » (p. 367). Il s’agirait en somme de créer des musées de l’expérience anthropologique et de réinsérer l’anthropologue dans le processus patrimonial.
Fine et précise, l’analyse de Benoît de L’Estoile est une nécessaire mise au clair du discours justifiant l’altérité chez Soi et pose des questions fondamentales sur l’évolution des musées. Son essai relève cependant plus d’une anthropologie du discours que d’une « archéologie du musée » car la dimension muséologique du musée du Quai Branly est largement limitée à sa face visible : on n’y trouvera pas de références aux processus internes qui ont conduit à la restructuration du paysage muséal global. L’auteur touche les questions politiques posées par des tels musées mais il met en garde contre la tentation de mettre en correspondance politique étatique et programme muséal (p. 421). Pourtant, les éléments du discours relèvent de constructions sociales plus larges. Ainsi, lorsque le président Sarkozy lance à Dakar « le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire »3, comment ne pas y voir un malheureux écho du mythe que relate Benoît de L’Estoile ? C’est là la limite de l’ouvrage : s’il fait l’archéologie des mythes fondateurs du musée, il laisse largement de côté sa dimension sociale et politique. Quel est le rôle de l’anthropologue dans notre société ? Rôle politique peut-être, car, comme l’a montré Claude Lévi-Strauss, le pouvoir des mythes est bel et bien de donner un sens à notre rapport au monde.
Jean-Gabriel Leturcq
CEDEJ, Le Caire/ EHESS, Paris
Notes
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- Jean Mathieu et P.-H. Maury, Bousbir. La prostitution dans le Maroc colonial. Ethnographie d’un quartier réservé.
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- Jean-Loup Amselle, L’occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes1.
- Christian Roche, Paul Vigné d'Octon (1859-1943). Les combats d'un esprit libre, de l'anticolonialisme au naturisme ; Marie-Joëlle Rupp, Paul Vigné d’Octon. Un utopiste contre les crimes de la République1.
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- Dominique Casajus, Henri Duveyrier. Un saint-simonien au désert
- Jean Delmas, La bataille d’Alger
- Jillali El Adnani, La Tijâniyya, 1781-1881. Les origines d’une confrérie religieuse au Maghreb
- Benoît de L’estoile, Le Goût des Autres, de l’Exposition coloniale aux Arts premiers,
- Yvette Katan Bensamoun et Rama Chalak, Le Maghreb. De l’empire ottoman à la fin de la colonisation française
- Claude Liauzu (dir.), Dictionnaire de la colonisation française
- Aline R. de Lens, Journal 1902-1924: « l'amour, je le supplie de m'épargner »
- Marie-Joëlle Rupp, Serge Michel. Un libertaire dans la décolonisation
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