CECI n'est pas EXECUTE Driss Abbassi, Quand la Tunisie s’invente. Entre Orient et Occident, des imaginaires politiques

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Driss Abbassi, Quand la Tunisie s’invente. Entre Orient et Occident, des imaginaires politiques

(Alain Messaoudi)

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Paris, Autrement, Collection Mémoires/Histoire, 2009, 157 p.

Publié dans une collection s’adressant à un large public1 cet ouvrage au titre un peu vague, fruit d’une enquête sur les facteurs constitutifs de l’identité tunisienne sous le protectorat français et depuis l’indépendance, témoigne d’un mouvement historiographique qui interroge les usages que font et qu’ont fait du passé puissances coloniales et Etats-nations indépendants au Maghreb2.

Fidèle aux perspectives dégagées par Benedict Anderson et Ernst Gellner sur la constitution des identités nationales, Driss Abbassi part d’un constat : la mise en avant de l’identité méditerranéenne de la Tunisie dans les discours produits par le pouvoir politique depuis 1987, avec de nombreuses références à l’antiquité, en particulier punique – sans qu’elle s’accompagne pourtant d’une adhésion populaire (selon une enquête publique citée p. 129, seuls 6 % des Tunisiens se percevaient au début des années 1990 comme « méditerranéens »). Plaçant cette rupture politique avec la période bourguibienne dans une perspective historique plus large, l’auteur retrouve dans la thématique méditerranéenne les éléments d’un discours dominant à l’époque coloniale, et partiellement repris à l’époque bourguibienne. En témoigne l’analyse des manuels d’histoire alors en usage dans les établissements scolaires de Tunisie, au cœur de l’ouvrage (lui sont consacrées les trois premières parties, une 4e et dernière partie présentant de façon moins aboutie deux autres vecteurs d’identité : le tourisme et le sport).

Objet d’un travail de thèse publié en 2005 chez Karthala3, cette étude, présentée ici de façon à être accessible à un plus large public, aboutit à des conclusions intéressantes. Elle permet de repérer après l’indépendance un net décalage entre les manuels de l’enseignement primaire, en arabe, qui mettent l’accent sur l’identité arabe et islamique d’une Tunisie envisagée jusqu’en 1967 dans le cadre d’un ensemble maghrébin, et les manuels de l’enseignement secondaire, en français, où la dimension méditerranéenne de la Tunisie, pont entre Occident et Orient, prévaut, et où la présentation critique de la période coloniale est très nuancée, dans une perspective humaniste et universaliste qui contraste avec son traitement dans les manuels algériens analysés par Mohamed Ghanem et Hassan Remaoun4. L’arabisation de l’enseignement secondaire n’a pas eu d’effet immédiat : la même thématique méditerranéenne marque longtemps les manuels arabisés. Elle s’allie aujourd’hui à un patriotisme tunisien, le reste du Maghreb étant placé en marge, comme étranger – le thème de l’amazighité du Maghreb n’ayant fait qu’une éphémère apparition, du temps de la constitution de l’Union du Maghreb Arabe (1989).

L’argumentation de Driss Abbassi, qui examine successivement la façon dont sont traitées les différentes périodes historiques, est solide. On pourra peut-être lui reprocher de faire comme si les auteurs des manuels n’étaient qu’un simple écho du pouvoir politique alors qu’ils se sont sans doute aussi efforcés de traduire, pour un public scolaire, les renouveaux d’une production historiographique, elle-même inscrite dans de larges mouvements politico-culturels – on pense en particulier à l’impact de l’œuvre de Fernand Braudel, qui explique sans doute en partie le cadre méditerranéen dans lequel les manuels secondaires des années 1960 inscrivent la période ottomane.

Cette analyse du contenu aurait aussi gagné à être complétée par une enquête sur la façon dont les manuels ont été effectivement composés – on aimerait en savoir plus sur leurs auteurs, sur les modalités du travail de coopération entre Français et Tunisiens – et sur leur usage effectif dans les classes, de façon à pouvoir mesurer ce qui a été effectivement transmis aux élèves. Un tableau indique utilement quelle est l’organisation de l’enseignement en Tunisie, mais il ne suffit pas à nous en faire approcher ses réalités : rien n’indique par exemple quelle proportion d’une classe d’âge accède à l’enseignement primaire ou secondaire en 1956 et aujourd’hui. L’ampleur et la difficulté d’une telle enquête, recueillant les témoignages des responsables du ministère de l’éducation nationale, des auteurs des manuels, des professeurs d’histoire et des élèves, dépasse sans doute les moyens d’une recherche individuelle. Mais elle permettrait une histoire des représentations déjouant le piège qui est de prêter a priori une efficacité égale aux discours et aux images produits et diffusés.

Le fait de ne pas précisément définir les concepts utilisés pour l’analyse (souvent, seules les références des ouvrages auxquels l’auteur les a empruntés sont indiqués) gêne parfois la lecture et ne permet pas de juger de la pertinence de leur emploi : l’auteur ne parvient pas à nous convaincre que le tournant pris après 1987 soit comme il le prétend un processus nouveau de « patrimonialisation de l’histoire », sur le modèle du passage de l’histoire-mémoire à l’histoire-patrimoine analysé par François Hartog pour la France (p. 126). Souvent, les auteurs cités comme sources d’autorité confirment le propos sans être discutés. Etait-il judicieux d’appeler en renfort Eric Hobsbawm affirmant le poids de l’école secondaire par rapport au primaire dans le processus de constitution de la langue comme bien commun pour justifier de donner la plus grande importance aux programmes de l’enseignement secondaire (p. 13) ? N’aurait-il pas été plus convainquant de rappeler la faiblesse de la place effectivement réservée à l’enseignement de l’histoire dans le cycle primaire par rapport à celle qui lui est faite dans le cycle secondaire ?

Reste que ce livre pose des questions fort intéressantes sur l’histoire politico-culturelle de la Tunisie contemporaine. La formation d’une élite biculturelle dans les établissements secondaires, caractéristique de la Tunisie indépendante, ne s’inscrit-elle pas dans un continuum avec la politique de l’arabisant Louis Machuel, directeur de l’enseignement public entre 1883 et 1908, qui, pour des raisons à la fois budgétaires et politiques, avait décidé de faire porter l’effort sur l’enseignement secondaire en Tunisie, avant de s’attaquer à la question de la généralisation de l’enseignement primaire ? Mais faut-il pour autant analyser les permanences (politiques scolaires ; représentations identitaires ; difficile démocratisation du régime politique) comme l’expression d’une « colonisation culturelle durable » (p. 11) ? Ou y voir plutôt l’effet d’une effective réappropriation nationale – avec ses défauts et ses fragilités ?  

L’ouvrage s’accompagne d’une liste des manuels analysés, d’une bibliographie assez complète5 et d’un index sommaire.

Alain Messaoudi

Notes

1 L’histoire et la culture coloniales y ont déjà trouvé leur place, avec plusieurs ouvrages portant sur la guerre d’Algérie et sur la culture impériale française.
2 On peut citer par exemple pour la Tunisie la thèse de Clémentine Gutron, Jeux généalogiques sur l’Antiquité : l’archéologie en Tunisie (XIXe-XXe siècles), Paris, EHESS, 2008.
3 Entre Bourguiba et Hannibal. Identité tunisienne et histoire depuis l’indépendance, Aix-en-Provence/Paris, Iremam/Karthala, 2005.
4 Mohamed Ghanem et Hassan Remaoun, Comment on enseigne l’histoire en Algérie, Oran, Centre de recherches en anthropologie culturelle et sociale (CRASC), 1995.
5 Aurait pu y figurer l’article fondateur d’Anne Ruel, « L’invention de la Méditerranée », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 32, oct.-déc., 1991, p. 7-14 et le livre tiré de la thèse de Pierre Vermeren, La formation des élites marocaines et tunisiennes : des nationalistes aux islamistes, 1920-2000, Paris, la Découverte, 2002.

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